Le maître tibétain Chögyam Trungpa nous parle des Arts Martiaux
Traduction de l’anglais au français par Johann Blain (Extrait d’une compilation de Chögyam Trungpa)
Arts martiaux & Art de la guerre
La voie authentique du guerrier
L’égo se sent relativement seul mais, dans le même temps, il s’efforce sans cesse de se protéger. Il est composé de cinq skandas, lesquels sont un assemblage de désirs, d’espoirs, d’idées, de déductions, de souvenirs et de bien d’autres choses. Cet assemblage est trop complexe pour que l’égo puisse le saisir : c’est pourquoi il élabore un « je suis » ou « je suis l’égo » plus commode et s’efforce de se coller cette étiquette comme s’il était une entité réelle et individuelle.
Une fois qu’il s’est trouvé un nom, l’égo doit constamment travailler à se rassurer car, fondamentalement, il sait qu’il n’est ni réel ni solide. Il va donc sans cesse essayer de construire un mur autour de lui afin de se couper « des autres ». Puis, bien sûr, une fois qu’il a dressé cette barrière, il veut immédiatement entrer en communication avec ces « autres » qu’il perçoit désormais comme extérieurs et séparés de lui. Lorsque quelqu’un s’approche trop près du mur qu’il a construit, il se sent en danger et se croit attaqué ; il pense alors que la seule façon de se défendre et d’échapper à la menace consiste à montrer de l’agressivité.
Pourtant, lorsqu’on est menacé -que ce soit par une maladie, une chose indésirable ou un adversaire au sens propre- la seule façon de développer une attitude de juste équilibre consiste, au lieu de chercher à s’en débarrasser, à les comprendre et les utiliser.
Ainsi, le développement du non-égo -le contraire du jeu de l’égo- mène au concept d’ahimsa, la non-violence. Ahimsa est une manière non-violente d’entrer en relation avec les situations. Pour développer ahimsa, l’approche non-violente, vous devez avant tout comprendre que vos problèmes ne cherchent pas à vous détruire. En général, nous voulons nous débarrasser de nos problèmes sur-le-champ. Nous les considérons comme des forces qui travaillent contre nous. Il est important d’apprendre à entrer en amitié avec nos problèmes, en développant ce qu’on appelle metta en pali, maitri en sanscrit et que l’on peut traduire par « bienveillance ». A la base, tous les problèmes, toutes les difficultés viennent du concept de dualité ou de séparation. D’un côté, vous êtes très conscients des autres et de vous-mêmes et vous voulez entrer en relation avec eux et les utiliser. Mais vous êtes incapables de le faire, parce qu’il y a un gouffre entre vous et les autres. Alors l’impression de menace et de séparation grandissent. C’est la racine du problème.
A un certain stade, vous développez une aspiration authentique à vous débarrasser du mur, de la séparation entre vous et les autres. Pourtant, vous ne devriez pas l’envisager en termes de combat ou de victoire. Vous ne devriez pas cultiver l’idée que vous êtes sur un champ de bataille parce que cela ne fait que solidifier les problèmes. A ce point de vue, les Arts Martiaux, parce qu’ils permettent d’entrer en relation avec les problèmes et de cultiver un art de la guerre véritable, sont particulièrement intéressants.
Afin de travailler sur la dichotomie entre soi et les autres, il est d’abord indispensable d’être attentif aux faits de votre vie et aux tendances que vous suivez, c’est-à-dire, à votre comportement, votre façon de communiquer et à votre manière de vivre en général. Certains aspects de votre vie manquent de juste équilibre, mais il est possible de leur rendre cet équilibre : c’est ce qu’il nous faut accomplir en priorité.
Il y a trois facteurs de déséquilibre : l’ignorance, la haine et le désir. En fait, ces trois facteurs n’ont rien de mauvais. Il n’est pas question ici de bon et de mauvais. Nous nous occupons seulement de déterminer s’il y a équilibre ou non. Nous ne parlons pas uniquement de l’aspect spirituel ou mondain de notre vie, mais de notre vie dans sa totalité. Sans le juste équilibre, on ne peut pas correctement entrer en relation avec une situation. Notre action n’est pas appropriée. Une action empiète sur l’autre et aucune n’est pleinement accomplie. On n’est pas dans la pleine conscience de la situation et on ne se sent pas présent. L’action n’est pas correctement accomplie dans l’instant présent parce qu’on n’est qu’à moitié présent et que l’on est déjà passé à la suivante. Cela produit une sorte d’indigestion de l’esprit car il y a toujours quelque chose d’inachevé comme si on laissait un fruit à moitié mangé. Lorsque vous cueillez un fruit sur un arbre, il se peut que vous en repériez un qui a l’air mûr et délicieux. Vous voulez réellement manger ce fruit mais au moment où vous mordez dedans, vous en voyez un autre qui a l’air encore meilleur ; Vous vous précipitez pour l’attraper aussi et ainsi de suite ; vous n’arrêtez plus de vous empiffrer un fruit après l’autre. Vous finissez par en manger qui n’est pas mûr et c’est l’indigestion.
D’où l’idée d’équilibre, très simple et terre-à-terre. Certains types de comportements n’ont pas cet équilibre, et les causes en sont l’ignorance, la haine, le désir ou une combinaison des trois.
L’ignorance signifie ici que l’on n’est pas capable d’accomplir pleinement sa tâche. L’ignorance ignore ce qui est parce que votre esprit est occupé soit par ses expériences passées soit par ses projections dans le futur. Vous n’êtes donc jamais présents. L’ignorance signifie ignorer le présent.
L’agression est un autre problème. Lorsque vous êtes agressif en termes d’émotions ou de sentiments, loin de faire preuve de force, vous ne faites que vous défendre avec faiblesse et maladresse. En étant agressif, vous essayez sans cesse de combattre quelqu’un d’autre. Votre esprit est à tel point obsédé par votre adversaire que vous êtes continuellement sur la défensive, dans la peur qu’il ne vous arrive quelque chose. Vous n’êtes donc pas capable de voir l’alternative positive qui est d’entrer en relation avec les problèmes. Au contraire, votre esprit est obscurci et vous n’y voyez pas assez clair pour vous adapter aux situations. Voyez-vous, la capacité à réagir de manière appropriée n’a rien à voir avec l’agression. D’un autre côté, elle ne repose pas non plus sur l’idée pacifiste de refus total du combat. Nous devons trouver un terrain intermédiaire où il est possible de déployer toute son énergie sans agressivité.
La voie authentique du guerrier ne consiste pas à être agressif ni agir contre les autres ou à leur être hostile. Habituellement, lorsque nous devons relever un défi, nous avons tendance à agir ou à répondre avec agressivité, ce qui est une erreur. Nous devons comprendre qu’entre l’agressivité et l’utilisation ou canalisation correcte de notre énergie, il y a une grande différence.
Selon la tradition bouddhiste chinoise, les moines pratiquaient le judo, le karaté et d’autres arts martiaux dans les monastères (1) et ce, non pas en vue de défier, de tuer et détruire les autres, mais afin d’apprendre à contrôler leur esprit et à trouver l’équilibre qui permet de s’adapter aux situations, sans être en proie à la haine et à la panique de l’égo. Lorsqu’on pratique les arts martiaux, il semble que l’on s’adonne à une activité agressive. Pourtant, il n’y a pas d’agressivité fondamentale quand on agit ou crée sans haine. La véritable pratique des arts martiaux consiste à développer un état de confiance totale, de pleine conscience de ce qui est et de ce que l’on entreprend.
Au Tibet, l’étude de la logique illustre cette idée. Lorsque j’étudiais au Tibet, nous apprenions un système logique extrêmement élaboré où, au lieu d’argumenter comme bon nous semble, nous devons nous en tenir à des règles et des termes précis. Lorsque votre adversaire dans un débat avance un argument, vous ne pouvez lui objecter que quatre réponses : « Pourquoi ? » – « Pas tout à fait » – « Faux » et « Non ». Ce sont les seules que vous pouvez donner. Les autres peuvent argumenter et nous attaquer par tous les moyens ; mais vous ne disposez que de quatre phrases pour les réfuter. Afin de choisir la bonne, vous devez savoir exactement ce que votre adversaire va dire dans les dix prochaines minutes. Et non seulement le savoir, mais encore le sentir parce que vous ne faites qu’un avec la situation. Théoriquement du moins, vous n’éprouvez aucune hostilité envers votre adversaire. Il n’y a donc aucune agressivité pour vous aveugler et vous empêcher de voir ce qui se passe. Vous voyez la situation très clairement et vous pouvez entrer en relation avec elle plus efficacement.
En général, si vous voulez relever un défi avec une réelle efficacité, vous devez développer beaucoup de maitri ou de bienveillance envers vos adversaires. Le terme de bienveillance, de même que celui de compassion, est quelque peu sentimental et plutôt faible en anglais. Ses connotations renvoient au concept populaire de charité et de bonté envers le prochain. Le concept de maitri est différent. Bien sûr, il implique en partie une approche sentimentale, puisqu’il y a toujours de la place pour les émotions. Mais maitri n’est pas seulement bonté et gentillesse. C’est le fait de comprendre qu’il faut devenir un avec la situation. Cela ne signifie pas que l’on se dépouille entièrement de sa personnalité et que l’on accepte tout ce que suggère les autres. Il s’agit plutôt de surmonter la barrière que vous avez dressée entre vous les autres. Si vous supprimez cette barrière et que vous vous ouvrez, alors compréhension et clarté vont se développer automatiquement dans votre esprit.
Pour relever un défi avec succès, il faut avant tout développer la bienveillance et un profond désir d’ouverture, si bien que l’on n’éprouve plus le désir de l’emporter sur qui que ce soit. Lorsqu’on désire vaincre quelqu’un, l’esprit est plein de ce désir, et l’on n’est pas capable de faire face à l’adversaire de manière appropriée.
Dépasser le désir de vaincre, c’est en quoi consiste l’art de la guerre dans les traditions chinoises, tibétaines et japonaises, où les vrais guerriers ne pensent pas à l’emporter et n’ont pas, sur le champ de bataille, l’esprit préoccupé par les événements passés ou futurs. Le guerrier ne fait qu’un avec la bravoure, un avec l’instant présent. Il ou elle est pleinement concentré-e sur l’instant, parce qu’il connaît l’art de la guerre.
Vous êtes expert en tactique, vous ne revenez pas sur le passé et vous ne gaspillez pas votre énergie à penser aux conséquences futures ou à la victoire. Vous êtes pleinement présents, ce qui vous fait automatiquement remporter la victoire.
Il est donc crucial que le guerrier soit réellement capable de ne faire qu’un avec la situation et de développer maitri. La force de l’adversaire ne fait plus qu’un avec vous. Elle a besoin d’une autre force à laquelle se confronter. Lorsque l’adversaire s’approche de plus en plus près, il s’attend de plus en plus à une force d’opposition. Mais si cette force fait totalement défaut, il s’effondre. Il rate la cible, s’effondre, et toute sa force travaille à le vaincre lui-même. C’est comme quelqu’un qui se battrait avec ses propres hallucinations : au moment où il veut les frapper plus fort, il tombe par terre. C’est là le point crucial : si vous n’engendrez pas de force de haine pour lui répondre, la force de l’adversaire s’annihile.
Cela est en rapport avec la façon dont on traite ses pensées dans la méditation. Si l’on n’essaie pas de les réprimer mais que l’on les accepte simplement, sans être emporté par elles, alors l’édifice des pensées ne fait plus qu’un avec nous et elles ne nous perturbent plus.
La pratique du yoga enseignée dans la tradition indienne a également des rapports avec l’art de la guerre. Dans le yoga, tout repose sur l’idée de développer de la force en soi-même. Tandis qu’en général, quand nous parlons de force, nous avons tendance à penser au pouvoir de surpasser ou de contrôler quelqu’un d’autre. Nous y pensons comme une chose qui nous manque et qui peut être développée en vue de défier et de vaincre.
Dans les arts martiaux, la force ou la puissance vient d’un état d’esprit en parfait équilibre. Autrement dit, on revient ou retourne à la force originelle qui est en nous-mêmes. Si l’on ne développe de la force qu’au moyen d’exercices physiques et de gymnastique, cette force physique ne sera soutenue par aucune force mentale et elle aura tendance à s’épuiser.
Au contraire, la force dont nous parlons ici et qui nous appartient en propre est la force que donne l’intrépidité. En tibétain intrépidité se dit jigmé. Etre sans peur, c’est posséder une grande force. Réaliser cette intrépidité, c’est là l’art martial authentique.
(1) Les arts martiaux mentionnés sont japonais, mais Trungpa fait évidemment allusion à la tradition Shaolin